Shandra prit une lente et profonde inspiration. Elle s'efforça de prendre les questions dans l'ordre, méthodiquement. C'était juste un puzzle : il fallait simplement placer des réponses aux endroits appropriés. Comme un jeu, un simple exercice mental. Il ne fallait pas s'appesantir sur leur signification.
Elle voulait raisonner ainsi, mais ses mains se crispèrent légèrement.
- Je n'ai pas voulu le voir mourir... le voir mourir encore une fois... parce que c'était, non, parce que c'est toujours mon grand frère. C'est aussi simple, aussi stupide que cela. Il peut bien être parricide, meurtrier... je m'en fous !
Sans le vouloir, l'elfe avait élevé la voix et s'était redressée à-demi. Elle cilla en s'en rendant compte et détourna la tête, la gorge nouée.
- Non, je ne m'en fous pas... Mais il reste mon frère, et... il n'a pas toujours été comme ça. Son caractère n'a pas vraiment changé. C'est juste qu'autrefois il pouvait se contenir. Il pouvait rire après un mauvais tour joué à un de ses précepteurs et même se laisser faire des couettes par sa petite soeur...
Les lèvres pâles de Shandra s'étaient étirées en un sourire rêveur qui se flétrit comme une fleur aux premiers frimas. Elle reprit d'un ton ferme :
- Jillian a pu revenir, tout simplement parce que certaines pratiques proches de la nécromancie sont... non pas un passe-temps, mais plutôt une aptitude innée dans la famille. S'emparer d'un autre corps...
L'elfe haussa les épaules avec indifférence.
- C'est relativement facile. Celdric a exécuté son propre fils...
Ses yeux se firent plus fixes, plus froids.
- Et je me rappelle de son expression lorsqu'il apprit qu'un des hommes qui étaient partis jeter le corps dans une fosse à la faveur de la nuit...
Elle serra les dents à cette évocation. Celdric avait été indifférent envers son fils, oui... au point de traiter sa dépouille comme celle d'un animal ou d'un mendiant. C'était un des rares griefs qui persistaient dans son coeur.
- ... lorsqu'il apprit qu'un de ces hommes avait disparu. Je suppose qu'il aura servi de premier "hôte" à mon défunt frère. Celdric en était certainement arrivé aux mêmes conclusions. Après tout, ce n'est pas pour rien que les sabres royaux forgés à Etherith possèdent un enchantement capable de sceller une âme dans son corps... Ensuite, tout ce que je puis dire, c'est que Jillian en a appris suffisamment pour être à même de façonner un corps parfaitement viable à partir de n'importe quelle créature vivante. Vous avez pu le constater : le résultat était plutôt réussi... Quant à ce qu'il me veut...
Shandra soupira.
- Celdric n'était vraiment pas l'idéal, comme père... Par contre, c'était un formidable meneur d'hommes, un combattant vraiment remarquable... bref, si on ne pouvait l'aimer, on pouvait l'admirer. Pour Jillian, c'était plus encore : c'était de la vénération. Il était fier d'être son fils, et il aurait voulu que Celdric soit fier d'être son père. Malheureusement... ils se ressemblaient beaucoup trop. Sans doute Celdric avait-il l'impression qu'on lui renvoyait chacun de ses traits de caractère, chacun de ses défauts en pleine figure à chaque fois que ses yeux tombaient sur son aîné. Il était tout bonnement incapable de voir aussi ses qualités. Il n'a jamais ressenti autre chose que du mépris pour Jillian. Mais c'était encore une forme d'attention. Puis vint le jour où il fut évident que ce n'était pas l'aîné qui avait hérité d'une des principales...
Elle hésita, choisissant soigneusement ses mots.
- ... d'une des aptitudes qui se transmettaient de génération en génération dans la lignée. Et c'était quelque chose qui tenait vraiment Celdric à coeur.
Shandra tourna la tête vers Earwen.
- Tu sais de quelle "aptitude" je parle, n'est-ce pas ? Nous en avions parlé à l'Auberge du Rêveur, il y a... il y a déjà quelques temps.
Sa voix se fit plus douce, presque un chuchotis.
- Celle qui avait hérité de la qualité que recherchais Celdric, c'était moi. Pourtant Jillian était si doué, tellement prometteur... il était magnifique. Et, à cause de cela, de ce tour du destin, ce fut comme s'il n'avait été que de verre, transparent, devenu totalement inexistant aux yeux de la personne qu'il idolâtrait avec une passion aux limites de l'obsession. Le dernier coup vint quand il comprit que Celdric était bel et bien capable de faire un geste affectueux envers quelqu'un. Je m'en souviens très bien... j'étais dans la bibliothèque du château, en train de froncer les sourcils sur un grimoire beaucoup trop compliqué. Jillian était affalé sur un des sofas et restait à somnoler. Depuis que notre père semblait avoir décidé d'oublier jusqu'à son existence, il se laissait complètement aller, ne faisant plus rien, ni magie, ni entraînement, rien. Il n'avait plus besoin de chercher à impressionner son indifférent géniteur. Et c'est là que Celdric est entré. Et m'a pris le grimoire des mains pour le replacer par un autre. "Essaye celui-là. Si les pages sont toutes cornées, c'est parce que je l'ai moi-même potassé pendant des nuits entières à ton âge." Puis il a sourit. Un vrai, un merveilleux sourire. C'est à partir de ce moment-là que Jillian à commencer à me haïr, à haïr Celdric, autant qu'il avait pu nous aimer ou nous admirer.
Tout doucement, Shandra s'assit.
- Cette haine conduisit mon frère à sa mort... et c'est ce qui le pousse à rester vivant. Il a déjà eu sa vengeance sur Celdric. Il ne sera pas en paix avant de l'avoir exercée sur moi, et peut-être...
L'elfe se mordit la lèvre. Seyd ? Après tout, il était aussi le fils de Celdric... Ses doigts se mirent à pianoter nerveusement sur les dalles. Brusquement, elle avait envie de quitter cet endroit au plus vite.
- Il cherche sans doute à rétablir ce qu'il considère être l'ordre naturel des choses en tentant de m'arracher la capacité qui a contribuer à creuser un fossé infranchissable entre nous. Donc, pour répondre à la dernière question : cela m'étonnerait qu'il revienne à la charge entre ces murs mais il ne me lâchera pas si aisément. Enfin, après tout, une fois hors d'ici, cela ne concernera que moi...
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