J'ai trouvé un compagnon.
Il s'appelle Carn'Hibal. C'est une ombre royale. Lui et moi nous accordons à la perfection, comme si nous étions nés l'un pour l'autre. Ce qui n'est pas totalement impossible, d'ailleurs.
J'étais en train d'errer comme une âme en peine (ce que sans conteste je suis) quand j'ai rencontré Carn'Hibal. J'étais encore sous le coup de ma découverte, de ma compréhension soudaine de cette vérité simple et terrible : il m'était impossible de suivre ma piste pour retrouver ma tombe. Je vous laisse imaginer dans quel état d'esprit je pouvais me trouver...
Assis à la lisière d'une petite clairière, j'attendais que repousse mon bras droit, tombé à l'occasion d'un coup terrible, porteur de toutes mes frustrations, asséné violemment au tronc d'un gros arbre en parfaite santé. Tout à coup, je saisis un mouvement de l'autre côté du cercle d'herbes folles et de rochers nus. Intrigué, je plissai les yeux.
Je n'ai jamais bien compris cette impression de mieux distinguer les choses éloignées que je ressens en réduisant ainsi mon champ de vision, mais le fait est que ça semble fonctionner. Je ne sais pas si cela me vient de mon état de cadavre ambulant, ou si tout le monde est comme moi, mais... Bon, désolé, je me suis laissé emporter dans une digression inutile. Je reprends.
Curieux, donc, je scrutai la place, là-bas, à l'opposé de ma position. L'impression de mouvement se mua en la certitude d'une présence. Puis un fier animal apparut, sortant lentement de la frondaison.
Dès que je le vis, je sus qu'il était là pour moi, qu'il m'attendait. Et moi-même, je n'aurais pu espérer rencontrer monture plus adaptée.
Il s'agissait d'une ombre royale. Et quelle ombre !... Lourde et puissante, elle dégageait une impression de force et de danger propre à impressionner les plus téméraires. Cependant, elle semblait boîter...
Quand elle fût entièrement sortie de la forêt, elle s'arrêta. Baignée de soleil, elle m'était maintenant révélée dans toute la splendeur de sa robe baie et lustrée, ses muscles bien découplés jouant sous son cuir splendide...
Bon, maintenant, cessons de rêver. Quand on écrit un journal dont on espère qu'un jour il sera lu, on ne raconte pas d'histoires. On ne cache pas la vérité, tout juste la déguise-t-on quand on a trop honte de ce qu'on a fait. Pour être honnête, je dois préciser que l'apparence que je viens de décrire est peut-être celle que Carn'Hibal eut un jour. Mais dans ce cas, c'était y a longtemps...
L'être que j'observais ainsi avait perdu une jambe. À la place de celle-ci, on voyait pendouiller un os brisé, accompagné de son cortège de tendons coupés et de muscles déchirés, et par la blessure coulait un pus innommable qui tuait la mousse sur laquelle il tombait à grosses gouttes. Pour tout dire, son apparence rappelait la mienne : celle d'un cadavre en état de décomposition avancée. Son squelette apparaissait par endroits, à travers les blessures purulentes qui parsemaient sa carcasse putride. Son rire sinistre et inquiétant, tout en dents jaunâtres et chicots noirs, générait un sentiment d'inquiétude et de peur sourde.
Pendant que je l'observais, son membre manquant repoussait. Je ne m'en rendis pas compte sur le moment. Simplement, je m'aperçus tout à coup qu'il avait retrouvé sa jambe, sans pouvoir dire comment le processus s'était déroulé.
Je sus alors que cette ombre était là pour moi. Je vins à elle, et elle se laissa approcher comme si elle avait eu le même sentiment que moi. Mais sitôt que je tendis la main pour la caresser, elle fit un bond de côté en éclatant d'un rire sonore. Je m'approchai de nouveau, mais elle bondit encore.
Elle avait d'évidence envie de jouer, pas de fuir. Je pense que sa décision de se joindre à moi était déjà prise, mais que je devais mériter ce choix. Alors je lui courus après, sautant avec elle d'un rocher à l'autre.
Le jeu dura tant que nous pûmes tenir sur nos jambes.
Pendant cette joute, l'ombre perdit sa queue, son œil gauche, sa langue, la moitié de ses dents, une oreille, et la jambe nouvellement repoussée. Quant à moi, je vis tomber mon nez, ma main gauche, ma mâchoire inférieure, mon fessier gauche et ma jambe droite.
Incapables de nous déplacer efficacement, nous mîmes alors fin au jeu. Nous avons fait connaissance en attendant que repoussent nos morceaux perdus, puis nous avons fait bombance des meilleurs parmi ceux tombés au sol.
Je ne sais pas ce qui peut passer dans la tête d'un être aussi improbable que celui-ci, de même que je me demande bien parfois ce qui peut passer dans la mienne, mais le fait est que, depuis, je ne voyage plus à pieds. J'ai trouvé un compagnon fidèle, prêt à répondre à toutes mes sollicitations pour peu qu'il soit en assez bon état pour le faire. Ma pseudo-vie s'en trouve transformée.
Tout-à-coup, j'envisage l'avenir avec moins de pessimisme...
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Dernière édition par Malodan le Dim 20 Mai, 2007 16:33, édité 2 fois au total.
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