LIVRE 7 – UNE FAMILLE.
Il me semble qu’une année presque entière s’écoula entre mon éprouvant retour à Thendalle, et l’évènement qui m’entraîna dans la voie que j’arpente toujours maintenant. Une année, oui…
Grâce à ma petite Viviel, je pus reprendre un décompte du temps bien plus précis que ce que je pouvais estimer pendant mon exil. Pour elle, je réinventais les saisons. Pour elle, je célébrais à nouveau Nowel, anniversaires, la Chante-lueur, Paack’he, et toutes ces fêtes qui peuplaient jadis mon enfance… Bien sûr, je faisais cela simplement parce que Viviel était encore jeune et que cela aurait été cruel de ma part de l’en priver ainsi… mais avec du recul, je crois que j’aurais été capable de tout pour voir apparaître un sourire sur son adorable visage. Quelque chose en moi avait été réveillée, entamant un long processus de transformation. Plus qu’un simple passeport ou qu’une couverture à mon existence, Viviel en était devenu la clé.
Notre situation commença à s’améliorer au début de l’hiver de cette année là. Alors que nous avions repris la route très tôt ce matin là, grelottant un peu au souvenir de la nuit froide que nous avions passée clandestinement dans une grange aux planches mal jointoyées, nous aperçûmes dans un champ au loin une charrette et un cheval, couché, visiblement dételé. Nous nous approchâmes, espérant trouver là au moins un feu pour nous réchauffer un peu… pas de feu, le campement semblait à l’abandon. Laissant Viviel rejoindre l’animal, je me dirigeais vers la petite roulotte, cherchant son propriétaire, lorsque j’entendis la petite m’appeler. Elle venait de trouver quelque chose entre les pattes du cheval qui hennit doucement à notre approche. Ecartant une mince couverture, je vis alors un misérable vieil homme roulé en boule. Le malheureux était mort de froid… au sens propre du terme. Il avait certainement cherché une ultime source de chaleur auprès de son cheval. En vain.
Cherchant dans la roulotte de quoi lui donner une sépulture décente, je trouvais un petit atelier composé d’un établi et d’une meule de pierre… un rémouleur…
- « Un quoi ? » - « Un rémouleur, Viviel… c’est celui … qui passe de village … en village et propose… han… ses services… il ré-aiguise tout ce qui… en a besoin… ouf… »
Je répondais à Viviel tout en achevant de creuser une fosse sommaire dans la terre gelée et dure comme de la pierre. Puis nous y déposâmes le corps du malheureux vieillard, lui ôtant une vieille médaille qu’il avait au cou. La tombe refermée, Viviel planta une croix qu’elle avait faite avec deux branchages, et en guise de nom, j’accrochais le collier de cuivre rouillé. Puis j’attelais le cheval a la charrette, et c’est ainsi que nous prîmes la route, laissant derrière nous une sépulture anonyme, un médaillon dansant dans le vent glacé qui commençait à se lever.
Nous étions devenues deux marchandes itinérantes, ce qui avait pour avantage de nous procurer un abri pour la nuit et un revenu, maigre, certes, mais suffisamment régulier pour nous permettre de manger 1 à 2 fois par jour. Viviel avait développé une certaine habileté au braconnage, de sorte que la viande ne nous manquait pas trop. Bien sûr, nous nous déplacions plus lentement, restant sur place 2, 3 jours, voir plus, suivant la taille du village ou du bourg où nous nous arrêtions ; et sur les routes, non plus à couvert, ce qui nous exposait aux bandes de rôdeurs et de brigands, mais j’espérais que l’aspect misérable de notre convoi suffirait à détourner leurs envies belliqueuses.
Quand aux villageois qui nous regardaient parfois d’un air suspicieux, je leur servais l’image de l’épouse en pleurs, seule, avec une enfant à charge, obligée de reprendre l’activité de son mari parti pour la guerre pour survivre ; je dépeignais alors le portrait d’Ethan pour décrire mon supposé époux, espérant que quelqu’un puisse le reconnaître… J’avais alors 18 ans, et Viviel en semblant toujours 8, je la présentais comme la jeune sœur de mon époux, dernière de la famille. Mais généralement, les gens se souciaient peu de la vie de deux misérables comme nous, des réponses évasives leur suffisaient parfaitement. Parfois, pourtant, nous avions la chance de croiser le chemin d’une personne charitable, qui nous proposait le gîte ou le couvert, exceptionnellement les deux, en guise de paiement. Cela nous permit de ne pas passer trop de nuit à la belle étoile durant l’hiver, et de voir revenir les beaux jours avec sérénité.
Un soir de printemps, nous avions fini de manger notre frugal repas, et, comme tous les soirs, je passais en revue mes outils, les huilant avec soin, tout en chantant de vieux cantiques avec Viviel. La petite s’était découvert une passion pour la musique et pour le chant. Je lui avais transmis tout ce que j’avais appris enfant, tous les chants et comptines dont je me souvenais, et l’art de chanter à plusieurs voix. Viviel, comme tous les enfants de son âge physique, avait une charmante voix haut perchée et cristalline qui, un peu travaillée et confortée, devint une très belle voix de soprano. J’appréciais aussi les aigus, mais ma voix ayant mué, j’étais plus proche du mezzo soprano. Nous aimions ainsi chanter le soir, à deux voix, toutes sortes de morceaux, et nous formions alors un assez joli duo.
Ce soir là, donc, nous chantions joyeusement un de mes chants favoris, « Si mort à mors » lorsque Voleur se mit à gronder. Voleur était une sorte de gros chien-loup que nous avions recueilli à la fin de l’hiver. En braconnant, Viviel était tombé sur l’animal, pris dans un piège à loup. Avec ses deux grands yeux muets, elle m’avait convaincue de libérer et soigner l’animal, ce que nous fîmes avec la plus grande des difficultés, vu son caractère sauvage et agressif. Il s’enfuit sans demander son reste, cette fois là… mais nous passâmes plusieurs soirées à voir deux points jaunes nous fixer dans les taillis, avant que je ne voie un matin Viviel ramasser prestement un vieux sot qu’elle avait laissé près du feu la veille… La petite futée nourrissait la bête depuis plusieurs soirées. Petit à petit Voleur devint plus hardi, s’approcha peu à peu de nous, jusqu’à ce qu’un soir, il accepta de recevoir de la nourriture de la main même de Viviel. Je fis mine de céder à l’enfant pour garder Voleur près de nous, mais en réalité, j’étais assez soulagée de l’avoir. Son allure imposante et inquiétante repoussa plus d’un vagabond louche ou tout autre individu mal intentionné à notre égard.
Nous fîmes immédiatement silence en entendant les grondements. Je regardais notre cheval, lui aussi semblait inquiet. Sers oreilles bougeaient en tous sens et il secouait la tête avec force. Je regardais Viviel, qui partit se mettre à l’abri dans la carriole, tandis que je prenais mon épée, que j’avais eu tout le loisir de remettre en état pendant l’hiver. Soudain, une flèche empennée de noir frôla mon visage et vint se planter dans le bois de la charrette juste derrière moi.
Me retournant, j’aperçus deux archers à la peau blafarde, revêtus d’habits sombres… Et d’autres yeux dans les fourrés… Des Drows ! Je n’eus que le temps de bondir sous la carriole pour éviter leurs traits, qui vinrent se ficher dans les roues à quelques pouces de moi.
Voleur, lui, se jeta sur l’un des archers qui, gêné par son carquois, ne put se défendre suffisamment… il eut la gorge arrachée par l’assaut, et s’effondra, le sang coulant à flot de sa gorge. L’autre archer par contre, avait eu le réflexe de jeter son arc pour dégainer le poignard effilé qu’il portait à sa ceinture, et lorsque le chien loup passa à sa portée, il le lui planta dans le flanc… Voleur s’effondra en gémissant dans l’herbe qui rougit immédiatement.
Tout cela se passa en moins de deux secondes, m’empêchant de réagir aussi vite que je ne l’aurais voulu. Mais en voyant tomber Voleur, je me relevais et me précipitais vers l’archer resté seul… lorsque quelque chose me dépassa. Du coin de l’œil je vis passer une tâche mauve et brune… Viviel ! Elle avait bondi en même temps que moi, avec à la main l’épée courte que je lui avais fabriquée à partir d’une vieille épée cassée et émoussée que jetait un jeune noble, pour qu’elle puisse se défendre au cas où lorsqu’elle braconnait. Elle se jeta sur l’archer, surpris de voir une enfant de 8 ans foncer droit sur lui. Je voulu l’aider, lorsque je vis un mouvement dans les taillis… trois silhouettes sombres… les autres Drows aussi se jetaient dans la bataille …
Je m’interposais entre eux et le dos de Viviel, trop exposée, prête à recevoir leurs assauts. J’étais obligée de laisser Viviel se débrouiller face à son adversaire si je voulais la protéger efficacement des autres. Je devais lui faire confiance, croire en ses capacités, en ce que je lui avais appris, pour me concentrer sur les trois autres assaillants.
L’un d’eux s’approcha de moi, suivi par un deuxième, tandis que le troisième restait à l’écart… Je fis tournoyer ma lame en poussant un cri de défi, prête à les accueillir comme il se devait. Je pris de front les deux assassins qui maniaient l’un une lance, l’autre une épée courte, et je manœuvrais de sorte qu’ils se gênent mutuellement pour se mouvoir. J’entendis soudain derrière moi un double cri, un cri aigu et un râle plus grave…
- « Viviel ! »
Je ne pouvais pas me retourner… seul le silence me répondit… un silence lourd, angoissant. Comme dans un rêve, en une fraction de seconde, je revis la mort de mon père, celle de Kaios, la perte d’Ethan… ça n’allait pas recommencer… non ! Pas encore !! Je n’allais pas de nouveau perdre une personne qui m’était chère !
Hurlant de rage, je repoussais l’assaut que me portaient encore les deux Drows, serrant les dents lorsque la pointe de la lance me transperçait le bras gauche. Sous la poussée de fureur qui m’avait envahie, mes deux assaillants étaient tombés à la renverse ; ignorant la douleur qui me vrillait le bras, je transperçais le cœur du Drow au sol qui tenait encore son épée, puis me retournait vers celui à la lance, qui déjà se redressait sur un genou. Ignorant si Viviel avait gagné son combat, ou du moins si elle avait mis hors service son adversaire, je lançais ma jambe aussi loin que possible et frappait du pied mon adversaire en pleine tête, qui roula sur lui-même et s’immobilisa. C’est alors que j’entendis des marmonnements étranges et gutturaux… j’avais oublié le troisième Drow ! Relevant la tête, je le vis qui terminait son incantation, un forme aura sombre se forma autour de sa main…
Je soufflais un bon coup. C’était trop tard, il allait lancer son sort… il était trop loin pour que je puisse l’atteindre et lui porter un coup avant la fin de son incantation… Viviel devait être morte maintenant… je tombais à genoux, essoufflée, le bras à présent ankylosé par la douleur, vaincue… acceptant l’issue du combat…
Soudain, un sifflement… le sourire du mage se crispa, il s’immobilisa, et tomba à la renverse, une flèche fichée dans le front. Je restais là, interloquée, ne comprenant pas ce qui venait de se passer. Soudain on me prit l'épaule. Je levais machinalement la tête, et je vis une elfe, vêtue de bleue, je vis sa bouche, je vis qu'elle me parlait... que disait-elle donc?
D'un seul coup, le son me revint, et je réalisais en sursautant que j'avais vécu le combat dans le silence le plus complet qu'il m'ait été donné de vivre...
- « Vous êtes blessée? Ohé ! » - « Je... oui... Viviel... Viviel ! »
Je voulus m'arracher des bras de celle qui essayait de me relever, pour me retourner vers ma petite Viviel, mais brisée par l'émotion je retombais sur un genou... pour voir un étrange spectacle. Un groupe d'une dizaine de personne s'affairait autour de nos maigres possessions. Groupe étrange, formé de nains, elfes, humains, d'orcs, de trolls... si différents, et pourtant, si proches les uns des autres... comme... comme des frères les uns pour les autres...
Soudain, je remarquaisd un être humain, à genou, auprès d'une masse mauve et noire... aidée d'un troll, ils soulevèrent une forme sombre, et je reconnu avec peine dans ce pantin désarticulé l'archer Drow que ma douce Viviel avait chargé...
- « Viviel... »
Je frémis, mes yeux s'aggrandirent de frayeur. Après avoir rejeté le corps du Drow sur le côté, les mains de l'homme s'approchèrent de la forme mauve que je reconnaissais être le vêtement de ma petite... Intérieurement, je me mis à prier pour qu'elle soit morte pendant le combat, espérant que personne ne remarquerait que nul sang ne s'écoulait de sa poitrine défoncée, que nulle chaleur n'animait plus ce corps depuis longtemps... Qui sait quels sévices pouvaient lui être infligés si on découvrait sa non-existrence... Les mains s'approchèrent encore et touchèrent le tissu mauve.
- « Non !! il ne faut pas... non ! »
L'homme surpris se retourna vers moi, mais mes yeux brouillées de larmes m'empêchèrent tout d'abord de voir son expression... La jeune elfe me releva à nouveau, avec force phrases apaisantes, aidée par un de ses semblables, et nous nous approchâmes de ma Viviel... Nous passâmes devant Voleur, compagnon d'infortune qui avait payé de sa vie son dévouement... L'homme se tourna à nouveau vers moi et je faillis hurler... la moitié gauche de son visage avait été arrachée, et sous le foulard qu'il portait nouée autour du cou, je voyais une déchirure profonde et régulière qui, je le devinais parcourait toute sa gorge.
- « N'ayez crainte, elle est toujours des nôtres... ses blessures auraient été fatales pour un vivant, qui se serait vidé de son sang, mais pour elle, ce ne sera pas grand chose... Juste un mauvais souvenir. » - « Mais ... vous... » - « Oui, moi aussi. Maintenant allez vous reposer, vous avez perdu trop de sang, vous devriez vous allonger. » répondit-il gentiment, avec un sourire calme et franc.
J'eus immédiatement confiance en ces gens. Leurs gestes étaient doux et simples, leurs sourires honnêtes et vrais... et pour la première fois depuis longtemps, je ne perçus aucune fausseté, aucun mensonge, aucune tromperie dans leurs actes. Je m'abandonnais entièrement aux bras qui me hissaient dans ma carriole et m'y allongeaient avec douceur. Des mots furent chuchotés dans une langue inconnue et chantante, des mains se posèrent sur moi, légères comme la caresse de plumes, et une chaleur bienfaisante se répandit en moi...
Avant de céder au sommeil, j'eus la force de poser une ultime question:
- « Qui... qui êtes vous? » - « Dormez. Nous veillons. Nous sommes les Chevaliers de la Peste Noire. »
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